Faire travailler les chômeurs : l’exemple britannique
Obliger les « assistés » à travailler : c’est la dernière trouvaille du gouvernement Macron. De la part d’un gouvernement qui ne cesse de réchauffer les potages néolibéraux dans de vieux pots hâtivement repeints par ses communicants, on aurait tort de croire que l’idée soit nouvelle. Il suffit, comme souvent, de traverser la Manche pour la retrouver et en observer les effets.
En mai 2011, le gouvernement conservateur de David Cameron introduisait l’activité professionnelle obligatoire, une mesure contraignant les personnes en recherche d’emploi à travailler quatre semaines de 30 h sans salaire. Faute de se conformer à cette obligation, elles perdaient leurs indemnités pendant 13 semaines au premier refus, 6 mois au deuxième et enfin 3 ans après un troisième refus. Ces mesures furent complétées en 2014, les chômeurs de longue durée se voyant menacés de perdre leurs allocations s'ils ne se rendaient pas tous les jours au Job Centre (le Pôle Emploi britannique), ne faisaient pas de formation ou ne travaillaient pas gratuitement. Le film de Ken Loach Moi, Daniel Blake a largement sensibilisé le public à la violence kafkaïenne de ces mesures.
On mesure l’ironie de la situation : chaque emploi occupé par un chômeur est un emploi salarié de moins, de sorte que l’on détruit l’emploi à proportion de la punition qu’on inflige à ceux qui en sont privés. Est-il besoin d’ajouter qu’aucune étude n’a jamais montré que ces « expériences professionnelles » aient le moindre effet sur le retour à l’emploi des personnes concernées ? Les économistes stipendiés pour chanter les succès du libéralisme ont certes longtemps vanté le bas taux de chômage au Royaume-Uni (ils en parlent moins depuis le Brexit, blasphème contre l’ordre libéral qui a fait déchoir la perfide Albion de son piédestal). Encore faut-il analyser les statistiques. L’un des effets des politiques libérales sur l’emploi est en effet de les vider de leur sens. Parmi les personnes en emploi, combien le sont à temps partiel contraint ? Combien ne gagnent pas assez pour subvenir à leurs besoins ? Dans le cas qui nous occupe : combien de personnes préfèrent ne pas s’inscrire au Job Centre et renoncer à leurs allocations – bien faibles dans tous les cas – plutôt que d’être contraints de faire du rayonnage chez Poundland, le Lidl local ? Au Royaume-Uni, une étude parue ce mois-ci montre une baisse simultanée du nombre de demandeurs d’emplois chez les jeunes et du nombre de jeunes en emploi : autrement dit, de plus en plus de jeunes sont tout simplement hors du marché du travail. Les bonnes statistiques du Royaume-Uni sur le plan de l’emploi n’ont jamais été autre chose que le résultat du durcissement simultané du traitement réservé aux chômeurs et des conditions d’emploi.
Mais il serait superficiel de s’en tenir à une évaluation des effets de la mesure sur le plan de l’emploi. On ne peut imaginer, en effet, que ses promoteurs aient jamais cru qu’elle le ferait baisser. Leurs motivations sont autres. D’une part il s’agissait, dans un contexte de course au moins-disant social et de chasse au « coût du travail », de fournir aux entreprises du travail gratuit, ce qu’elles se sont empressées d’accepter. Dans une liste de 534 organisations ayant bénéficié du programme, on trouve des sociétés de toutes sortes : des entreprises de la grande distribution – Tesco, Superdrug, Morrissons, Asda, WHSmith, etc. – mais aussi la Co-op qui, comme son nom l’indique, est une coopérative, ou encore des associations caritatives telles que la Croix rouge britannique, Cancer Research, le National Trust, Oxfam ou encore l’Armée du salut. On compte même des conseils municipaux dans la liste : plusieurs villes, parmi lesquelles Essex, Leicester, Scarborough ou Rochford n’ont pas hésité à mobiliser les chômeurs.
Que tant de sociétés si diverses aussi bien par leur histoire que par leur finalité aient accepté de participer au programme du gouvernement révèle qu’au-delà de l’effet d’aubaine pour des employeurs cyniques, l’idéologie puritaine et moralisante de l’« assistanat » conçu comme une situation volontairement choisie a infiltré en profondeur la société anglaise. L’autre finalité du programme était en effet de fournir un critère objectif pour trier les « skivers » (profiteurs) des « strivers » (aspirants) et légitimer l’abandon pur et simple des premiers.
Cette stratégie est-elle payante ? On peut heureusement en douter. Signe que ni le gouvernement, ni les employeurs, ne sont bien sûrs que la population soit avec eux, ils ont tout fait pour protéger l’identité des firmes qui avaient recours au travail gratuit : il fallut une bataille juridique de quatre années pour que la liste en soit rendue publique. On voit que le populisme de droite, qui réussit jusqu’à un certain point à démoniser les pauvres, n’a pas encore réussi à opérer la transmutation idéologique totale qui consisterait à faire du travailleur lui-même un assisté de son patron, qui ne lui devrait fondamentalement plus rien.
Il faudrait, enfin, se demander l’effet de ce programme sur ceux qui en sont victimes. Un cas a récemment retenu l’attention : celui de la chaîne de supermarchés discount Poundland. Si l’on ne connaît pas le nombre exact de chômeurs qu’elle emploie, on sait qu’on en trouvait 21 dans un seul magasin de la ville de Bolton. Hors l’intérêt pour l’entreprise, on ne voit pas trop l’intérêt de l’expérience : les travailleurs ne reçoivent aucune formation et sont cantonnés aux tâches de manutention non-qualifiées. Pourtant, l’entreprise se justifie et affirme que le programme est conçu pour « aider les jeunes de 18 à 24 ans à goûter au monde du travail ». La novlangue managériale cache à peine l’énoncé d’un rapport de force : ce que les chômeurs doivent apprendre de leur expérience professionnelle, c’est que le travail est le lieu du mépris, de la précarité, de la soumission, que c’est comme ça et pas autrement. L’avenir dépend, dès lors, de la réaction des personnes concernées – parmi lesquels les hommes jeunes, les femmes âgées et les minorités ethniques sont surreprésentés. Quand l’État et les entreprises s’allient pour imposer l’exploitation à visage découvert, l’adhésion n’est plus une option. Il ne reste que la soumission, le cynisme… ou la révolte.
Olivier Tonneau