Saxe, les raisons de la colère
En ce mois de septembre, la question écologique aurait dû être le sujet central de la rentrée parlementaire allemande. En effet, la sécheresse a entraîné des pertes colossales dans le domaine de l'agriculture. Dans le secteur céréalier, les responsables estiment les pertes à plus de 1,4 milliard d'euros mais il y a également le secteur de la betterave à sucre, du maïs, du fourrage et des pommes de terre. Les pertes peuvent aller jusqu'à 70 %. Berlin, quant à elle, s'est retrouvée touchée par des incendies ravageurs laissant dans la ville une odeur inquiétante de brûlé. Dans la région de Rhénanie du Nord-Westphalie, des affrontements ont éclaté entre manifestants et policiers, les premiers s'opposant à l'extension de la mine de lignite à ciel ouvert de RWE dans la forêt de Hambach. Les manifestants veulent protéger les arbres que l'entreprise a besoin d'abattre pour étendre cette mine gigantesque qui contribue directement au réchauffement climatique, responsable du départ de dizaines de milliers de réfugiés climatiques de pays de l'hémisphère sud vers les pays du Nord.
Mais en cette rentrée de septembre, tous les yeux, toutes les caméras ont préféré se tourner vers Chemnitz, 3e ville de Saxe où se sont déroulé de nombreuses manifestations suite à la mort d’un homme de 35 ans. À cette occasion, de nouvelles digues ont cédé. L’AfD, premier parti d’opposition, s’est retrouvé dans les manifestations aux côtés du mouvement anti-islam et anti-migrants Pegida [1] , mais également d’autres manifestants qui se sont fait remarquer par leurs chants « Nous sommes les fans d'Adolf Hitler ». Ces deux événements, climatique et politique, à première vue sans rapport entre eux, sont pourtant bien liés, et la réponse qu'il faudrait y apporter pourrait permettre de régler – en partie – les problèmes d'une pierre deux coups.
La situation de la Saxe, région d’origine du mouvement Pegida, n'est aucunement une exception au regard de la montée de l'extrême droite dans de nombreux pays de l'Union européenne. La Saxe est une région avec une histoire singulière. Elle fut formée après la bataille d'Iéna en 1806 suite à l’effondrement du Saint-Empire romain germanique. Le titre de roi de Saxe fut créé lors des accords de paix à Posen, et le souverain s'engageait alors à fournir des troupes à Napoléon. C'est ce qu'il fit lors des guerres napoléoniennes jusqu'à la bataille des Nations en 1813 à Leipzig, deuxième plus grande ville de la Saxe. À la fin de cette bataille sanglante, l'avant-dernier jour, les troupes du royaume de Saxe décidèrent de retourner leurs canons contre les troupes napoléoniennes pour échapper à une défaite inéluctable. Le roi de Saxe perdit le duché de Varsovie lors du congrès de Vienne de 1815, qui se retrouva rattaché à l'empire russe, et perdit une partie de ses territoires héréditaires au profit de la Prusse. Ce fut une première humiliation pour la Saxe, qui allait en appeler de nombreuses autres.
Un siècle plus tard, le royaume de Saxe, qui se trouvait de facto du côté des perdants lors de la première guerre mondiale, se retrouva obligé d’abdiquer face à la proclamation de la République de Weimar. Ce fut la fin officielle du royaume de Saxe qui devint l’État libre de Saxe. La capitale de la Saxe, Dresde, appelée également la Florence sur l'Elbe, faisait partie des joyaux architecturaux de l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles. Le peintre vénitien Bellotto l'a immortalisée dans de nombreuses peintures exposées dans la résidence du roi de Saxe, le Zwinger. Or en trois jours de février 1945, cette ville magnifique a été entièrement rasée. On y a dénombré plus de 35 000 morts, pour 25 000 corps identifiables, les autres étant complètement calcinés par les bombes incendiaires de l'United States Army Air Forces (USAAF) et de la Royal Air Force (RAF). Le traumatisme de ce bombardement a été utilisé de différentes manières selon les époques. Le régime nazi, en fin de vie, présenta les Alliés comme des assassins massacrant des réfugiés, puis le régime de la RDA l’utilisa pour accuser les Occidentaux d’avoir détruit la ville afin de laisser une zone d’occupation avec des industries en ruines . Depuis la chute de l’Union soviétique, l’extrême droite l’utilise pour présenter le peuple allemand comme une victime du nazisme plutôt que comme son acteur principal.
En 1952, l'État libre de Saxe a été dissous dans la République démocratique allemande (RDA). À la réunification en 1990, l'État libre est refondé, reprenant son statut d'avant 1952. Néanmoins, une partie de la Saxe se retrouve dans l'autre Land de Saxe-Anhalt. 73 % des habitants actuels de la Saxe se déclarent sans confession, 21 % sont protestants.
Bien que Leipzig soit la ville d'où sont parties les manifestations qui ont mené à la chute du mur de Berlin et à la réunification, pour la plupart des Allemands de l'Est, la réunification va se traduire par une dégringolade sociale. L'Allemagne de l'Ouest ne veut surtout pas sauver les entreprises d'État, provoquant l'exode des classes éduquées vers l'Ouest de la nouvelle Allemagne réunifiée. Les Allemands de l'Est vont passer d'une société où le travail offre un statut social à une société aux contrats de travail jetables. Sa population passe de 4,75 millions d’habitants en 1990 à 4 millions en 2018. Dans cette région historique de l'automobile où la fusion de Hörch, Audi, Wanderer et DKW avait donné naissance à la marque aux quatre anneaux Audi en 1932, le chancelier Kohl pose la première pierre de l'usine Volkswagen de Mosel (Zwickau) en 1990. Les ouvriers saxons qui fabriquaient l'un des symboles de la RDA, la Trabant, fabriquent désormais des Passat. Mais en 2006 les salaires y sont 20 % moins élevés et la durée de travail hebdomadaire plus longue que dans le reste de l’Allemagne. Les entreprises de l'Allemagne de l'Ouest utilisent la réunification de l'Allemagne pour faire des nouveaux Länder ses Hinterland [2], qui ne cesseront de s'étendre à l'Est de l'Europe, avec comme souci premier de compresser le coût salarial à coups de chantage à l'emploi. Si le chômage y est aux alentours de 6 %, la Saxe est l’une des régions avec le plus grand nombre de récipiendaires du minimum social Hartz 4, deux fois plus que dans le reste de l'Allemagne. Un Saxon sur dix ayant un travail doit malgré ses revenus professionnels demander l'aide de Hartz 4. Or, cette aide Hartz 4 se paie chèrement pour son récipiendaire par la mise sous tutelle et le contrôle permanent de toutes ses dépenses, de son intimité, la nécessité de négocier de ses choix de vie intimes avec des autorités qui jugent de toutes ces décisions uniquement sous l’angle comptable des montants de prestations.
La Saxe est aussi frappée par la pauvreté des seniors. De nombreux anciens cheminots de la RDA vivent en Saxe où leur retraite a été abaissée, contrairement aux promesses de la réunification, en dessous du niveau de leurs collègues de l’Ouest. Ces humiliations renforcent le sentiment général qu’on ne peut pas faire confiance ni à l’État ni à l’ordre démocratique. Ce sentiment d'être toujours du côté des perdants va jusqu'à provoquer un sentiment de nostalgie de l'époque communiste, appelé Ostalgie. Le taux de pauvreté, de 19 %, est supérieur au taux de l’ensemble de l’Allemagne, et s’ajoute à cela également une crise immobilière croissante. Car il y a bien une migration en Saxe : celle de cadres venus de l’Ouest achetant à Dresde ou Leipzig, villes moins chères que Berlin mais à une heure de train de la capitale, à seulement une heure et demi de Nuremberg et moins de trois heures de Munich. Il y a donc une double punition pour les classes populaires et la petite bourgeoisie saxonne, qui renforce leur sentiment de déclassement.
Le politologue Hans Vorländer constatait que statistiquement c’est en Saxe qu’il y avait le plus d’actes de violence contre les réfugiés, le plus d’attaques à la bombe contre des centres d’accueil. Pourtant, son étude qualitative ne faisait pas surgir un fond xénophobe plus répandu que dans le reste de la population allemande. Sa conclusion de 2016 était la suivante : la violence contre les étrangers n’a pas pour motivation première la haine contre l’étranger, mais un sentiment de frustration et de désespoir face aux décisions politiques de l’État, un sentiment d’être laissé pour compte, abandonné et seul face à une misère sociale qui ne cesse de croître.
L'arrivée massive de migrants n'est ici comme ailleurs qu'un pur fantasme. Le nombre d’étrangers a peu progressé – en 2017 il était inférieur à 200 000 immigrés, ce qui fait de la Saxe l’une des régions d’Allemagne où vivent le moins d’étrangers. Et parmi ces étrangers se trouvent encore des populations liées à l’histoire de la RDA : Vietnamiens, Cubains, Camerounais, etc. La victime de Chemnitz, née en 1983, est représentative de cette particularité est-allemande, et avait une double nationalité, cubaine et allemande. Pourtant, dès 2004, avant l'arrivée de réfugiés de 2015, la région votait déjà à 10 % pour le parti néonazi NPD. C’est de Saxe qu’a été lancé le mouvement islamophobe Pegida. C’est de Saxe que le parti AfD, à l’origine un parti anti-euro, est devenu le parti du refus de l’immigration musulmane, alors qu’il n’y a quasiment pas de musulmans en Saxe. Comme l’a souligné encore récemment l’historien du nazisme Johann Chapoutot, si à l'Ouest, au sortir de la seconde guerre mondiale, les cadres nazis n'avaient pas été inquiétés, à l'Est ç'a été tout le contraire. Les bureaucrates ont été éliminés par le système soviétique mais la population dans son ensemble, hors ses élites, n'a absolument pas été associée aux crimes nazis, alors qu'à l'Ouest, les enfants de la génération de l'époque nazi ont pu découvrir, dans les années 1970, le passé trouble de leurs parents, provoquant un sentiment de culpabilité et de rétrospection. Ce travail sur la mémoire familiale n'a jamais eu lieu à l'Est, laissant la société dans une forme d'amnésie de sa responsabilité historique.
Le sentiment d'abandon par l'État et de précarité qui a entraîné la montée des partis d'extrême droite en Allemagne, et en particulier en Saxe, n'est pas sans rappeler la situation de l'Italie et de nombreux pays de l'Est, comme la Pologne ou la Hongrie, où on assiste aux mêmes phénomènes de pressions salariales, de déclin démographique et de politiques austéritaires accompagnés du fantasme migratoire. Alors que l'Europe semble sombrer de plus en plus vers une emprise des partis xénophobes à cause des politiques économiques imposées dans le cadre des traités européens, le dogmatisme des néolibéraux alimente la montée des peurs et la diffusion du poison fasciste.
L'Europe pourrait pourtant répondre d'une toute autre manière à cette ruée vers l’autoritarisme xénophobe, comme le proposent Alain Granjean et Gaël Giraud dans leur tribune sur la politique environnementale européenne publiée dans Alternatives économiques. En effet la colère de millions d'européens contre leur gouvernement et leurs institutions s’explique par l’abandon des services publics et la privatisation dans de nombreux domaines (énergie, transport, santé…). De nombreux pays du Sud ont connu une désindustrialisation poussant des milliers d'individus à partir à l’étranger, phénomène amplifié par le réchauffement climatique qui provoque la désertification des zones vivrières. Ces phénomènes s'expliquent notamment par une volonté politique internationale d'imposer des traités marchands réduisant le rôle de l'État à celui d'un comptable à court terme qui pousse les citoyens les uns contre les autres dans une concurrence effrénée au moins-disant social et environnemental. La Saxe, comme toutes les autres régions de l’Union européenne, a besoin d’autres perspectives. Une refondation démocratique mais également un grand projet. Cela tombe bien, la transition écologique peut créer des millions d'emplois. Depuis 2008, le secteur des énergies renouvelables a créé de nombreux emplois : en 2009-2010, leur nombre s'élevait à plus d’un million dans ce secteur, qui s’est avéré plus résistant à la crise, puisqu’une hausse du nombre d’emplois y a été enregistrée entre 2010 et 2011, portant le total à 1 186 000. Le président du Conseil européen pour les énergies renouvelables (EREC) Arthouros Zervos déclare : « Le secteur des énergies renouvelables emploiera au total plus de 2,7 millions de personnes en 2020 et environ 4,4 millions en 2030. D'ici 2050, l'emploi dans notre secteur introduira 6,1 millions de personnes dans le travail. » Si une volonté politique existe pour produire 100 % d'énergie à base de sources renouvelables. Mais le secteur de l'énergie n’est pas le seul concerné par les créations d’emplois environnementaux. L’agronome Pablo Servigne estime dans son rapport remis au Parlement européen qu'avec la fin des énergies fossiles l'Europe aura besoin de 120 millions d’agriculteurs pour nourrir l’Europe. Autant dire que nos sociétés doivent s'attendre à des basculements systémiques. Ces différents rapports devraient réorienter les politiques, mais les différents gouvernements préfèrent, sous le poid des lobbies, continuer à investir et porter leurs subventions dans des secteurs émetteurs de gaz à effet de serre (transports, énergies non renouvelables, agriculture intensive et industrielle…). La question du respect des traités européens et du fameux 3 % de déficit du pacte budgétaire est utilisée comme alibi pour continuer des politiques irresponsables aux yeux de la situation écologique et sociale. Les solutions pour en même temps protéger les arbres de la forêt de Hambach et atténuer la colère des habitants de la Saxe existent, mais le dogmatisme des néolibéraux, qui veulent par exemple faire des futures élections législatives européennes une lutte manichéenne entre « libéraux pro-européens » et « populistes souverainistes », semble encore aujourd'hui dominer les débats. Pour combien de temps encore ? L’urgence d’agir est devenue vitale pour sauvegarder l'avenir de nos sociétés, et la sauver de l’effondrement environnemental comme de la barbarie fasciste.
Jérôme Chakaryan-Bachelier et Mathias Weidenberg
[1] Pegida : Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes, ce qui signifie « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident ».
[2] Hinterland signifie arrière-pays, et en ce qui concerne l'Allemagne contemporaine le terme désigne les zones géographiques à l'est de l'Allemagne de l'Ouest, où les entreprises allemandes peuvent produire des pièces détachées à moindre coût. Exemple : République tchèque, Pologne, Slovaquie. Voir à ce sujet Pierre Rimbert, « Le Saint-Empire économique allemand », Le Monde diplomatique, février 2018.
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