Les prophéties de Cassandre
Avant de passer à des nouvelles inquiétantes et à des prophéties de Cassandre, voici quelques bonnes nouvelles. Au bout de six ans de protestation, qui ont vu des gens vivre dans des cabanes dans les arbres, un couple d'artistes empêché de peindre dans la forêt, et la mort d'un homme tombé d'une passerelle entre les arbres, tragédie s'ajoutant aux autres événements, les foules de plus en plus nombreuses chaque dimanche ont finalement produit leur effet. Une injonction judiciaire a empêché l'énorme entreprise énergétique RWE de continuer à couper les 500 derniers hectares de la forêt de Hambach, près de Cologne, pour faire place à ses mines de charbon de lignite à ciel ouvert, et a ordonné que les interventions policières violentes et à grande échelle soient arrêtées. Il ne s'agit pas d'une décision finale, mais elle arrête les énormes excavatrices pour au moins de nombreux mois. Les partisans de « Sauvons notre forêt », en joie, étaient bien plus de 50 000 rassemblés à proximité pour célébrer une véritable victoire populaire !
Le lignite est un charbon qui pollue et qui pue. Mais en plus de la dégradation de son environnement et de sa forêt, l'Allemagne (ainsi que de nombreux autres pays, allant de la Suède au Brésil) est confrontée à une puanteur peut-être moins palpable mais bien pire : la menace d'un virage à l'extrême droite. Les scènes de foule à Chemnitz fin août, avec des attaques violentes contre des immigrés du Proche-Orient, un restaurant juif, des journalistes et des antifascistes, ont fait la une des journaux, mais elles n'étaient qu'une partie d'un développement de longue durée. Il y a des années que, dans d'innombrables villes et villages, des rassemblements et des concerts de symboles, de saluts et de chants nazis annonçaient le danger. Même si les participants étaient souvent surpassés en nombre par de courageux antifascistes, ils étaient trop souvent protégés, bichonnés même par la police et des autorités contaminées par le même bacille, qui s'abritaient de façon acharnée derrière le droit à la liberté d'expression.
Ce qui interpelle à Chemnitz, ce ne sont pas seulement les saluts nazis sous la statue de Karl Marx, mais la complicité amicale entre les dirigeants du mouvement anti-islam Pegida, des voyous profascistes locaux et un représentant du parti raciste Alternative pour l'Allemagne (AFD), qui compte 92 législateurs bien vêtus au Bundestag national, qui occupe actuellement le deuxième rang des sondages et qui a des élus dans presque chaque assemblée des Länder (bientôt 16), avec pour 2019 la perspective d'une première place en Saxe (région de la ville de Chemnitz).
Les événements de Chemnitz ont eu des conséquences inédites. Hans-Georg Maassen, président de l'Office fédéral de protection de la constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz : BFV), comme le FBI, a nié l'authenticité d'une vidéo montrant des brutes poursuivant des étrangers, et a implicitement soutenu les lyncheurs. Son mensonge évident a fait de lui la risée de tous, mais le rire est retombé quand les gens ont appris qu'il était de connivence avec les dirigeants de l'AFD et qu'il avait été leur conseiller. Au lieu de le mettre à la porte, les partis de coalition l'ont limogé en le promouvant à un poste plus élevé et mieux payé ! C'était quand même trop dur à avaler pour la plupart des sociaux-démocrates, et leur chef, Andrea Nahles, a dû renégocier un changement. Maassen n'a donc pas été promu. Au lieu de cela, il a trouvé un nouvel emploi chez son principal allié, le ministre de l'Intérieur Seehofer, au salaire (déjà élevé) qu'il touchait auparavant.
Au début, l'AFD raciste a été traitée comme un paria par les dirigeants gouvernementaux. Mais les médias ont accordé un traitement de faveur à ses dirigeants, leur offrant toutes les chances de se donner l'air sage et très social, au Parlement mais aussi lors de nombreux débats télévisés. Petit à petit, certains politiciens de la droite de la CDU envoient maintenant des ballons d'essai. En l'absence d'autres alternatives, ils suggèrent qu'il faudrait peut-être discuter avec l'Alternative für Deutschland après tout. Bien que timides au début, ces tendances gagnent en force.
Angela Merkel, même si elle est une conservatrice pur jus, ne peut guère être d'accord avec cette orientation. Mais certains membres de sa CDU et de son parti frère bavarois (CSU) se liguent contre elle, d'abord dans son rôle de présidente du parti – qui sera remis en cause en décembre lors de leur congrès. Un proche allié de Merkel, le chef du groupe parlementaire du parti, a été battu contre toute attente récemment par un homme qui critiquait « l'arrogance morale contre les électeurs protestataires », son terme pour désigner les racistes anti-immigrants de l'AFD. Pour la première fois de mémoire récente, Merkel voit son statut menacé !
Ce glissement palpable vers la droite sera soumis à un test ce dimanche 14 octobre, lors d'importantes élections en Bavière, et le 28 octobre en Hesse. Dans les deux élections, les partis du gouvernement fédéral, CSU chrétienne et CDU sociale-démocrate, risquent de subir de lourdes pertes, l'AFD ayant remporté des sièges dans les deux dernières législatures. Les trois quarts des Allemands craignent les radicaux de droite, mais l'Allemagne est aujourd'hui confrontée à une effervescence inquiétante qui rappelle trop la situation des quatre années qui ont précédé la prise du pouvoir par Adolf Hitler – et la guerre horrible qui a suivi, avec la mort génocidaire de millions de Russes, de Slaves, de Roms et de Juifs de toutes nationalités. Et des Allemands.
Cela m'amène à évoquer la princesse troyenne Cassandre. Apollon lui accorda le don de faire des prophéties toujours justes, mais quand elle rejeta ses avances, il y ajouta la malédiction de ne jamais être crue – et le cheval de bois grec plein de soldats fut accueilli à Troie en dépit de ses avertissements.
Semblant se tenir au-dessus de la mêlée politique, la ministre de la Défense Ursula Van der Leyen, qui n'est pas une Cassandre, exige maintenant une augmentation du budget militaire, non pas l'augmentation de 4 milliards d'euros, pour 42,9 milliards, déjà prévue et approuvée par les partenaires sociaux-démocrates du cabinet, mais bien davantage. Il semble que la flotte d'hélicoptères ait besoin d'être élargie, peut-être avec l'aide de Lockheed Martin et de Boeing [1]. « Je suis optimiste parce que nous avons clairement établi nos priorités », a-t-elle déclaré. Un optimisme que justifient les demandes antérieures de son ministère.
Trump a des relations tendues avec l'Union européenne, et personnellement avec Merkel. Mais ils sont d'accord sur un point : l'OTAN doit vraiment être renforcée avec beaucoup, beaucoup d'argent (dont une bonne partie pour Lockheed et Boeing, par exemple). Les dirigeants allemands sont également déterminés à prendre la tête d'une nouvelle armée de l'Union européenne équipée de matériel offensif (Rheinmetall et Airbus en récupéreraient quelques miettes, disons à 10 ou 11 chiffres). Et malgré le déploiement actuel de l'armée américaine et de l'armée allemande dans des régions comme l'Afghanistan et le Mali, malgré les signaux déroutants dont Trump est coutumier, les stratèges militaires ne font pas mystère de leur cible principale.
En mars dernier, l'OTAN a annoncé un nouveau poste de commandement logistique dans la ville allemande d'Ulm « afin d'assurer le déploiement rapide des troupes et du matériel à travers l'Europe en cas de conflit » et l'UE élabore actuellement un plan similaire pour que le personnel et l'équipement se déplacent rapidement vers l'Est, évitant les retards aux frontières et les ponts et routes trop peu solides pour y faire passer des véhicules militaires. Les troupes de l'OTAN – allemandes, américaines et autres – se livrent déjà à des manœuvres répétées près de la frontière estonienne, non loin de Saint-Pétersbourg, en Russie.
Malheureusement, les militants de gauche en Allemagne n'ont pas seulement échoué jusqu'à présent à trouver des moyens de réduire la menace de l'AFD et d'autres fascistes – un groupe malsain, mais en pleine croissance, tenu en réserve jusqu'à présent par les pouvoirs en place (mais pour combien de temps ?). Ils sont également divisés, en partie pour des raisons de personnes. Un rassemblement géant prévu pour samedi, avec on l'espère un grand succès, est soupçonné par certains d'être une réplique à Aufstehen (Lève-toi), le mouvement initié par la leader Sahra Wagenknecht. Il mettra l'accent sur la solidarité avec les réfugiés et les immigrants pauvres, ce qui est une bonne chose, mais évitera largement la question de la guerre et de la paix. On dirait presque que les gens de gauche ne se complètent pas, mais se contredisent, comme par le passé.
Je pense que de tels débats devraient être menés sans blesser ni montrer du doigt. Je suis également d'avis que sauver les forêts allemandes, préserver les parcs nationaux de la fracturation hydraulique, lutter contre la domination masculine et la nocivité dangereuse des nominations à la Cour suprême, et même contre les adversaires des réfugiés et de l'immigration, tout cela est une urgence vitale, mais ne pourra jamais compenser le danger qu'un autre missile tiré par erreur près de la frontière des pays baltes ou de la mer Noire, qu'un avion abattu en Syrie, peut-être après une « attaque chimique » sujette à caution, puisse conduire à un conflit, apparemment souhaité par certains dont les appels à « haïr Poutine, haïr la Russie » rappellent fortement les manchettes et les discours incendiaires des années 1950 et 1960. Ils ne peuvent que trop facilement rendre les luttes les plus valables sans importance, les plafonds de verre et d'ozone étant soufflés par des incendies et des radiations dévastateurs. Je ne peux qu'espérer que ces avertissements – qui ne viennent pas que de moi – ne subiront pas le même sort que ceux de Cassandre.
Victor Grossman
1. Lockheed Martin est une entreprise américaine qui occupe la première place mondiale dans le domaine de la défense et de la sécurité. Boeing est une entreprise américaine dans l’aéronautique et l’aérospatiale. Elle est la concurrente d’Airbus.
Traduction Europe Insoumise
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